Interview: Marc-Antoine Corticchiato parle de Corse, de belles matières premières et de l’importance de se servir de son nez

corticchiato MA 01C’est son amour des plantes qui a entrainé Marc-Antoine Corticchiato dans l’univers du parfum. Créateur et parfumeur de la maison Parfum d’Empire, chimiste de formation, sa connaissance intime des matières premières transparait dans sa ligne de 15 parfums, qui sublime avec audace et démesure les plus beaux ingrédients de la nature. A l’occasion du lancement de Musc Tonkin dans sa version eau de parfum, j’ai partagé une tasse de thé avec le passionnant Marc-Antoine Corticchiato pour évoquer la Corse, Napoléon, l’extraction au CO2 supercritique et beaucoup d’autre choses.

Vous avez un parcours très atypique. Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux odeurs ?
J’aimais le parfum des plantes. J’ai eu la chance de grandir dans trois univers très riches : je suis né au Maroc, à Azemmour, sur la côte au sud de Casablanca. Une ville charmante, construite par les Portugais, aujourd’hui lieu de pèlerinage aussi bien musulman que juif. Mes parents y avaient des orangeraies qui longeaient l’oued jusqu’à l’océan. Ensuite, la Corse – mon père était originaire de la région d’Ajaccio – où nous allions passer toutes les vacances. Plus tard, j’y ai vécu. J’ai récupéré notre petite maison familiale, en plein maquis, et aller y passer du temps me permet de supporter beaucoup de choses. Et puis mon troisième univers, c’est les chevaux, depuis l’âge de 8 ans. J’ai failli en faire mon métier. C’est extraordinaire le cheval. Que ce soit le cheval lui-même, sa transpiration, son haleine, sa peau, les sabots, le cuir, la paille, le crottin, le foin, c’est fabuleux. Quand je rentre dans une écurie, ça me fait frémir. Le cheval constitue pour moi un univers très riche.

Et donc ce qui m’intéressait ce n’était pas le parfum, mais l’odeur des plantes. J’adore les fleurs, et j’ai une affection particulière pour les roses, qui était la fleur préférée de ma mère. Ma mère qui, par ailleurs, détestait le parfum. Elle n’en portait jamais. Pendant longtemps je n’ai pas osé le dire! Ma première attachée de presse me disait qu’il fallait inventer quelque chose pour plaire aux journalistes, raconter au moins qu’elle portait le N°5 de Chanel ! Mais la vérité, c’est que ma mère aimait lire, se promener et la nature. Voilà.

Qu’est-ce qui vous fascinait tant dans les plantes ?
Leur odeur. Je prends l’exemple de la rose : elle ne paie pas de mine mais elle synthétise un parfum extraordinaire – on sait maintenant qu’il est constitué d’entre 400 et 500 molécules différentes! Et ce parfum va être différent au lever du jour, en pleine journée, le soir, et encore très différent quand la rose va partir en poussière… C’est quand même fabuleux ! Pour moi, en tous cas, c’était très intrigant. Je voulais comprendre les plantes et leurs parfums. Alors j’ai fait des études de chimie, jusqu’à un doctorat spécialisé dans l’analyse des extraits de plantes à parfum. Ce n’est que plus tard que j’ai fait l’ISIPCA, où j’interviens désormais dans certains enseignements.

Vous intervenez également auprès du grand public, n’est-ce pas ?
J’interviens aussi auprès d’une association de chefs d’entreprise. Aujourd’hui, je trouve plus stimulant d’apprendre à des adultes, car ils sont en général très demandeurs. Là, en l’occurrence, ils sont chefs d’entreprise et il faut les tenir en haleine pendant une demi journée, voire une journée, sur le thème du parfum. Les 9/10èmes sont des mecs. D’entrée de jeu, j’explique que le parfum est le troisième secteur exportateur de notre pays, en termes de chiffre d’affaires, et qu’il passe en deuxième position quand on considère les balances économiques, puisqu’on importe plus de voitures que de parfum. Donc c’est un vrai secteur économique, contrairement à ce que beaucoup croient. Pas juste un truc ludique et sympathique réservé aux filles. Et je leur parle aussi du pouvoir des odeurs : qu’est ce que c’est que l’innovation en matière d’odeurs ? Pourquoi n’est-elle que rarement au rendez-vous alors qu’on en parle si souvent? Et je termine par la signature olfactive : la création d’un parfum sur-mesure pour un lieu, une marque, une entreprise. 

Vous l’avez déjà fait vous-même?
Oui, pour Le Lutétia, et là j’en termine notamment d’autres pour trois grosses structures de luxe. C’est un exercice très intéressant, qui oblige les marques à se définir en quelques mots clés.

Capture d¹écran 2014-07-01 à 18.05.28Votre approche initiale des odeurs est technique, très scientifique. A quel moment être-vous passé à la composition ?
Plus tard, quand j’ai fait l’ISIPCA. D’abord, j’ai créé pour l’aromathérapie. A une époque, hélas, où le grand public ne savait pas ce que c’était. Avant Parfum d’Empire, dans les années 90, mon premier projet a été une ligne 100% naturelle, bio, sur le bien-être et le parfum, construite autour d’un concept des îles. Je n’ai jamais trouvé de financier, tout le monde m’a ri au nez, personne ne savait même ce qu’était le bio. Certains banquiers m’ont rappelé plus tard, mais le train était passé. Je suis arrivé trop tôt sur ce marché. Un peu plus tard, j’ai lancé Parfum d’Empire.

C’était en 2003. Quelle était votre motivation ?
Je voulais faire des parfums qui me plaisaient, voilà tout. Utiliser la puissance des matières premières jusqu’à l’excès. J’aime l’excès. J’aime l’overdose. Mais l’overdose n’est pas facile, en parfumerie. Ca ne veut pas dire foutre du produit comme ça et puis hop, dire « je suis en overdose ». C’est comme en architecture : vous ne pouvez pas mettre au sommet d’une tour quelque chose qui pèse des dizaines de tonnes s’il n’y a pas les fondements pour.
Moi, ce qui me plait, c’est de pousser  l’ambre, le cuir ou encore le lentisque, comme dans Corsica Furiosa. Raconter une histoire avec la puissance des matières premières naturelles – ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de synthèse dans mes parfums, évidemment. Mais pour moi, je le répète, et ça n’engage que moi, le parfum doit être conquête : conquête de soi, conquête de l’autre, conquête spirituelle. Si le parfum n’est pas conquête… à quoi bon ?

D’où le nom Parfum d’Empire ?
Exactement !

Rien à voir avec Napoléon ?
Rien à voir ! Même si le personnage du jeune Bonaparte, quand il part de Corse, je le trouve extraordinaire : il est fougueux et même romantique, comme en témoigne sa correspondance. Pour moi, il représente tous ces Corses partis de rien – comme mon père, issu d’une famille paysanne, est parti fonder son empire au Maroc, à sa manière, avec ses orangeraies, ses usines, etc. Tout ça a été foutu en l’air par la nationalisation, mon père en est mort, mais on ne va pas revenir sur cet épisode douloureux. Quoi qu’il en soit, dans la tête de tous ces Corses en exil, le plus beau des parfums reste le parfum du maquis Corse ! Pour moi, Eau de Gloire, c’est ça : un hommage aux Corses partis de rien, qu’on retrouve dans le monde entier, et qui gardent dans leur cœur le parfum du maquis Corse.

Corsica Furiosa © FLAIR

Corsica Furiosa © FLAIR

Votre approche très scientifique de la matière première influence-t-elle votre création ?
Oui. Parce que moi je parle de la matière première, c’est ce qui m’intéresse. Je sais que ce n’est pas très branchouille ; mais pour toutes les marques de parfum c’est pareil : même si l’inspiration part d’un voyage ou d’une histoire quelle qu’elle soit, à la base, il y a la matière première. Par exemple, c’est en ayant découvert un extrait de lentisque particulier que j’ai enfin pu faire Corsica Furiosa, ce parfum vert et fougueux sur la Corse dont je rêvais. 

Marc Antoine_3_1Vous travailliez dessus depuis longtemps ?
Oui, mais je travaille toujours plusieurs pistes à la fois. Et à chaque fois je les mets à la poubelle. Si on met tous les essais bout à bout, ça fait beaucoup de temps, effectivement. Il en va de même pour tous mes parfums, sauf – bizarrement – pour mes deux best-sellers, Cuir Ottoman et Ambre Russe. Pour eux, ça a été d’une traite. J’avais quelque chose de très précis en tête, et je suis allé jusqu’au bout.

Quelle est cette idée très précise que vous aviez pour Cuir Ottoman ?
J’adore le cuir, depuis toujours. Mon père était un grand amateur de voitures, il avait deux Jaguar avec des sièges en cuir à l’odeur très forte. Et puis j’en avais marre de ces parfums qui n’ont de cuir que le nom. Je me suis dit : « Je veux un accord cuir. Je veux de la bête ». Et je n’ai pas travaillé comme d’habitude une structure tête/cœur/fond : je n’ai travaillé que le fond, la note cuir. J’y suis allé franco sur le styrax, qui est une gomme, le ciste, la vanille… Une fois que j’ai eu mon fond, je n’arrivais pas à lui greffer un cœur ni une tête, tout se cassait la gueule. Et puis j’ai lu un jour que, dans l’Empire Ottoman, on tannait les peaux de bête avec des iris pour les parfumer et couvrir leur odeur. L’iris, qui est la fleur la plus coûteuse de la parfumerie… Alors je me suis dirigé vers un iris de Florence et un jasmin d’Egypte pour faire un vrai parfum.

Etes-vous entièrement seul dans le processus de création ?
Oui, à l’exception de mes laborantins et puis des copains à qui je fais sentir des choses.

Vous cherchez donc à avoir des avis extérieurs sur ce que vous créez?
Oui. Pour Cuir Ottoman, une fois que j’avais lancé la production en vue d’un lancement en septembre, je suis allé voir les commerciaux : ils m’ont dit que c’était une folie. Mais comme tous mes parfums sont des folies. Et encore, comme je les crée moi-même, je n’ai pas à payer un labo, ce qui multiplierait le prix de revient par deux ou trois. Et malgré ça, je reste parmi les prix de revient les plus élevés du marché. C’est de la pure folie, mais le choix des matières premières, c’est le seul luxe qui me reste. Et donc ces commerciaux m’ont dit que Cuir Ottoman était trop segmentant. Très citadin. Homme. Jeune. Homosexuel. Et moi je fais des parfums pour aucune cible en particulier, sinon ceux qui les aiment. Hommes, femmes, homos, jeunes, moins jeunes, on s’en fout !

Capture d¹écran 2014-07-01 à 18.05.17D’ailleurs, vous ne classifiez pas vos parfums en masculin/féminin.
Non, c’est du marketing, je déteste ça. Et donc après avoir vu les commerciaux j’ai passé l’été à déprimer dans mon maquis. Quand j’ai lancé le parfum, un matin de septembre – c’était chez Old England à l’époque, ils avaient un espace parfum intéressant – est arrivée une dame bourgeoise, qui s’est dirigée vers Cuir Ottoman. Et là le responsable se précipite sur elle et lui dit « non Madame, ce n’est pas pour vous ». Elle lui répond que si, qu’elle trouve le nom très beau, et elle repart avec. Et aujourd’hui encore, s’il y a bien un parfum de la gamme qui se vend à tout le monde, c’est celui-là. Si j’avais écouté tous ces gens là, Cuir Ottoman ne serait jamais sorti.

Et quelle était l’impulsion d’Ambre Russe?
Je voulais de l’ambre. Pour moi, c’est la Russie des tsars et ses fêtes fastueuses avant le déclin, qui sera terrible. J’ai découvert que c’était le Maroc qui m’avait inspiré ça : mon père était dingue de fêtes, mes parents en donnaient beaucoup, et le déclin allait être terrible, effectivement. Donc on a un départ alcoolisé, champagne impérial, vodka populaire, puis on rentre dans l’ambre, qui sera le pilier du parfum. L’ambre naturelle, issue du cachalot – je rappelle au passage que, plus il y a de cachalots vivants, plus il y a d’ambre gris – était à l’époque réservée aux tsars et aux grands de ce monde. En fond, on a un Cuir de Russie, un thé échappé des samovars, des épices, etc. Et là encore, quelques temps avant le lancement, je dinais avec des amis parfumeurs – et non des moindres, mais je ne les citerai pas – et je décide de leur faire sentir. « Oh ! Mais non Marc-Antoine, ce n’est pas possible ! C’est beaucoup trop violent ! Il faut que tu fasses des parfums pour en vendre, sinon tu vas crever ! ».

photo 2Trop violent ?
Oui, trop violent. On a l’habitude, maintenant. Mais à l’époque, il y a une dizaine d’années, ce n’était pas le cas. Donc, comme pour Cuir Ottoman, c’était trop tard car de toutes façons la production était lancée ; je repasse un été à déprimer. En septembre, la présentation aux journalistes commence, mon usine me dit qu’elle a un problème avec les capots du flacon, bref, on ne peut pas mettre les parfums en boutique. Alors que les articles commencent à paraître et que la presse est enthousiaste. La cata. Un jour, je reçois un coup de fil au labo : une vieille dame à l’accent Russe très fort me dit qu’elle a entendu parler du parfum dans Le Figaro et qu’elle voudrait en acheter. Je lui explique la situation, mais elle insiste pour envoyer son chauffeur au labo. On lui en donne un flacon et deux jours après elle m’appelle : « Je voulais vous remercier. Grâce à vous, avant de mourir, j’aurai retrouvé le parfum de la Russie ». Ca m’a bouleversé. On me prédisait un flop commercial, mais rien que pour ce coup de fil, je savais que je n’aurais aucun regret. Et cette femme, qui habitait en haut de l’avenue George V, j’ai appris plus tard qu’elle était l’une des dernières descendantes des tsars.

Il y a deux ou trois ans, je suis allé en Russie, et plusieurs journalistes m’ont dit qu’il y avait quelque chose dans Ambre Russe qui leur rappelait leur campagne Russe. Je n’y ai jamais mis les pieds, c’est le fruit du hasard, et olfactivement je ne sais toujours pas ce qui leur donne cette impression.

Quoi qu’il en soit, la leçon que j’ai retenue de Cuir Ottoman et d’Ambre Russe, c’est que si j’avais écouté ce qu’on m’a dit quand je les ai fait sentir – et je ne parle même pas de tests consommateur comme en font toutes les grandes marques – mes deux best-sellers n’auraient jamais existé.

Travailler seul vous permet peut-être d’avoir des partis pris plus forts ?
Oui, mais c’est compliqué aussi. On se remet en question tout le temps. Quand on travaille pour quelqu’un d’autre, le client est roi, on va où il veut, et le jour où il trouve ça super et qu’il veut lancer, c’est fini. Mais quand on travaille pour soi, il n’y a que le rétro-planning qui fait qu’on s’arrête. Sans ça, on pourrait travailler un parfum une vie entière. Un peu plus de ci, un peu moins de ça… il y a une infinité d’interactions, c’est aussi ça qui fait le charme de la parfumerie.

Beaucoup de parfumeurs soulignent l’importance d’avoir un partenaire, un directeur artistique par exemple, pour leur offrir un regard neuf pendant le processus de création.
Oui mais c’est compliqué, car le « j’aime/j’aime pas » dépend de son propre vécu, et puis il y a des gens qui sont trop imprégnés de la mode et des tendances, même inconsciemment, et ça c’est pas bien. Moi ce que j’aime aussi, c’est faire sentir à des gens qui n’y connaissent rien du tout. Et de ne pas leur dire que ça vient de moi. Dire « Tiens, je suis passé chez Sephora, sens ». Car quand les gens savent que c’est vous, ils s’obligent à trouver un truc, ils ne sont pas spontanés. Ou bien ils n’osent pas dire qu’ils détestent, ou bien, même s’ils aiment, ils vont dire « ouais mais peut-être un peu plus ci, un peu moins ça ». Ils s’obligent. Alors je leur demande simplement de me dire j’aime/j’aime pas, cheap/chic, masculin/féminin, compliqué/simple, pour le jour/le soir… Et parfois, quand deux ou trois personnes différentes ressortent la même chose, c’est qu’il y a un truc.

Et ça peut vous faire retravailler un parfum ?
Bien sûr. On reprend la formule, et on se demande d’où peuvent venir les perceptions qu’on vous raconte. Après, à la fin, l’avis d’autres professionnels est important. Des amis. Parfois, quand ils me disent « c’est too much »… eh bien ça me rassure !

Finalement, vous aimez aller dans les extrêmes !
Dans le parfum… comme dans la vie. Je ne peux pas boire qu’un verre ! C’est ça qui est compliqué, je suis toujours dans l’excès. Mais c’est ce qui est intéressant aussi : si c’est pour faire une parfumerie mièvre, à la mode, transparente ou gourmande… Je veux dire, 1450 parfums sont sortis l’année dernière, il y a suffisamment de mièvre et de commercial dans le lot ! Je ne critique pas les gens qui les portent, on a le droit d’aimer ce qu’on veut, et je dis toujours qu’un bon parfum c’est celui qu’on aime, point barre, mais je rajoute que la parfumerie c’est comme la musique, la sculpture, la peinture : plus vous vous y intéressez, plus vous allez devenir exigeant, et vous allez vous surprendre à dire « tous ces parfums que j’ai portés, ça ne m’intéresse plus ». Et c’est ça qui est génial. Il ne faut jamais juger les autres : souvent ils aiment les choses modasses car ils n’ont pas eu l’occasion de sentir d’autres choses. Cela dit, l’éducation olfactive se fait facilement et très rapidement. 

Alors comment se fait-il les gens soient aussi peu éduqués ?
Mais parce que, où voulez-vous qu’ils s’éduquent ? Ce n’est pas en allant dans les grandes surfaces de luxe que sont, paraît-il, les grandes enseignes ! Là bas il y a des milliers de parfums, on est là pour leur en fourguer un vite fait, il n’est pas question de les éduquer.

Et les enfants, dans tout ça ? En France, par exemple, on a la semaine du goût à l’école.
Eh bien il serait temps d’avoir des formations olfactives. On forme tous nos autres sens ! Qu’on n’éduque pas le nez, c’est vraiment dommage.

Mais quand vous dites que ce serait très facile et très rapide de remédier à ça, vous le pensez vraiment ?
En une seule fois, une seule, vous pouvez les intéresser, les ouvrir, les encourager à utiliser leur nez. Et à ceux qui me parlent du fait qu’il y a trop de parfums, trop de marques, trop de revendications, je réponds que j’aimerais qu’il y en ait dix fois plus, et qu’ils soient tous pareils : comme ça, enfin, ils se mettraient à se fier à leur nez ! Sentir, ça ne coûte rien, pourtant cela peut enrichir le quotidien. Et ça ne veut pas seulement dire aller en parfumerie : ça veut dire sortir, sentir la rue, l’autre, le gâteau, le pot-au-feu, le métro, la vie, tout !

Quand on a un nez aussi entrainé que le vôtre et une telle connaissance des matières premières, est-ce que cela a un impact au quotidien, en dehors de la création ?
Non, je suis comme tout le monde, avec mes goûts olfactifs, mes périodes, des choses que je déteste et que je finis par aimer. L’olfaction est le sens de l’essentiel, et on se rend compte que des gens qui deviennent anosmiques sombrent dans des dépressions nerveuses graves. Ce qui veut bien dire ce que ça veut dire. Contrairement a ce qu’on a longtemps pensé, l’olfaction n’est pas un sens anodin. Elle a été reléguée à quelque chose de primitif, lié à l’animalité, comme si depuis que l’homme ne marche plus à quatre pattes il n’en avait plus besoin. Pendant des siècles, psychologues et psychanalystes ont relégué ça à du subalterne, or aujourd’hui la psychanalyse réintègre l’odeur parce qu’elle réintègre enfin le corps. Comment a-t-on pu penser que l’odeur, dans une relation amoureuse par exemple, n’avait pas d’importance ? Elle est capitale ! L’odeur de l’autre est à la base d’une relation amoureuse. Partager la vie de quelqu’un, c’est d’abord aimer, consciemment ou non, son odeur. Sinon il n’y a rien. Donc enfin, on en tient compte, on le reconnaît.

Oui, mais on n’en parle pas beaucoup pour autant.
Parce que l’odeur de l’autre est l’odeur la plus taboue. On a toujours beaucoup de mal à parler de l’odeur de l’autre. D’ailleurs quand on a un collaborateur qui sent la transpiration, c’est très compliqué de lui dire. Ou quelqu’un d’une autre culture : l’odeur de la peau provient beaucoup de ce qu’on mange. Autre culture veut dire autre alimentation, donc une odeur qu’on va percevoir puisqu’elle diffère de la nôtre ou de celle de notre entourage. Et ça, c’est tabou.

Capture d¹écran 2014-07-01 à 18.05.37Pouvez-vous me parler de votre nouvelle eau de parfum, Musc Tonkin ?
Alors, moi les muscs, je déteste. Je hais les muscs.

Vous voulez dire les synthétiques ?
Ils sont tous synthétiques aujourd’hui. Depuis plus d’un siècle, le musc Tonkin est interdit : il provient d’un petit chevrotin de l’Himalaya, qui devait être mâle et en rut et il fallait le tuer à ce moment-là pour prélever une poche, qui a une odeur extrêmement forte – absolument rien à voir avec les muscs actuels, eux très propres – et que je considère comme le fantôme de la parfumerie. A l’époque, c’était l’une des matières premières les plus importantes de l’orgue à parfums, déjà parce que c’est un fixateur, mais aussi parce qu’il apporte une odeur animale, sensuelle, voir sexuelle, qu’aucune autre n’a pu donner. Tous les parfumeurs en voulaient, les Asiatiques lui attribuaient des vertus aphrodisiaques, les Musulmans en mettaient dans les mortiers qui servaient à construire les mosquées, comme ça pendant des dizaines d’années, avec le soleil, les effluves du musc Tonkin se diffusaient dans l’air. Un produit hyper puissant et irremplaçable. Quand il a été interdit pour des raisons de protection animale, les chimistes ont commencé à synthétiser des molécules présentes dans le musc Tonkin. Preuve que la synthèse peut participer à l’écologie. Ca a évolué, et aujourd’hui le parfumeur a des centaines de muscs différents, qui sont en général des macro-molécules, c’est à dire des choses qui interviennent en fond. Ces muscs, on va les retrouver partout, y compris dans les produits de lessive, dans les assouplissants, car ils donnent ce côté propre et cocooning. C’est pour ça que la plupart des gens vous gavent à dire « oh j’adooore les muscs » : c’est l’odeur du linge propre. Aujourd’hui, il n’est pratiquement plus question de faire un parfum sans muscs. Le musc a des effets techniques : c’est un fixateur, et plus que ça. Il va donner du sillage, aider à éclater votre formule… Mais l’odeur du musc en soi est assez souvent très décevante : c’est sourd, c’est léger, ça sent le linge propre. Moi, tous ces muscs blancs, quand on les perçoit trop dans un parfum – comme c’est le cas pour beaucoup d’entre eux – ça m’écoeure, je trouve ça cheap. J’aime les muscs pour leur apport technique mais je ne veux pas qu’ils apparaissent au niveau de l’odeur, je trouve ça détestable.

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© Fabrice Leseigneur

Donc j’ai voulu retrouver ce musc Tonkin que j’ai la chance de sentir : une note très animale, très musquée, au sens premier du terme. Parce que je remarque que dans la tête du grand public, « musqué » ça veut dire animal, sexuel. Or non, aujourd’hui musc veut dire blanc, propre, cocooning, c’est tout l’opposé. Bref, j’ai voulu retrouver ce musc Tonkin avec différentes matières. J’en ai utilisé des animales et notamment la pierre d’Afrique, qui est merveilleuse et qui ne fait pas de mal aux petits animaux.

Mais qu’est-ce que ce nouveau Musc Tonkin a de nouveau ?
Il est 1% moins concentré que l’extrait, sorti il y a deux ans. C’est une eau de parfum. Alors on aime ou on aime pas. Il y a des notes animales, florales, et j’ai travaillé les facettes très suaves de certaines fleurs comme l’osmanthus, la tubéreuse, la rose…

Des fleurs aux facettes très animales !
Effectivement. La matière première, c’est comme un diamant : ça a plusieurs facettes. Une tubéreuse a une facette animale, une facette terreuse, une facette pharmaceutique, une facette sale… Le travail du parfumeur est de camoufler les facettes qui ne l’intéressent pas et de mettre en avant les autres. Dans Musc Tonkin, j’ai voulu pousser toutes les facettes suaves et animales des fleurs.

J’aime beaucoup. Il y a un petit côté Opium…
Oui, merci ! J’adore Opium, alors peut-être qu’inconsciemment ça a joué… Vous êtes la seule à me l’avoir dit, et oui, en ressentant Opium je m’en suis rendu compte. Ce sont des orientations olfactives qui se ressemblent. Un autre que j’aime beaucoup dans la veine d’Opium, c’est Youth Dew.

Pourquoi avoir sorti ce parfum d’abord en extrait ?
Car j’étais limité par certaines matières premières, notamment la pierre d’Afrique qui n’était pas suffisamment disponible sur le marché. Il a fallu attendre plus de deux ans. Avec l’extrait, je me suis fait plaisir. Et il rentrait dans le cadre d’une exposition parfum et photo, qui s’appelait « Parfum d’Empire : du sacré à la volupté ».

C’est un peu ce que vous revendiquez.
Dans cette expo, la volupté c’était Musc Tonkin, le sacré c’était Wazamba, et effectivement, d’une manière générale, c’est ce que je revendique. Je dis souvent que j’essaie de revenir aux sources, au sens premier du parfum, à savoir l’érotisme et le sacré.

Ca se retrouve dans chacune de vos créations ?
Pas toutes. Mais en tous cas, c’est dans le sacré et la spiritualité qu’on trouve les choses les plus vibrantes. Et c’est là où la matière première naturelle est irremplaçable : elle est vibrante. Et la synthèse, si belle soit-elle, n’est pas vivante, pas vibrante. Elle est complémentaire, mais elle n’a pas ces qualités là.

Est-ce parce qu’elle n’est pas facettée comme du naturel?
La matière première de synthèse est quand même facettée. Une odeur est rarement monolithique. Mais le naturel est souvent beaucoup complexe car composé de dizaines, voire de centaines de molécules – on parle d’ailleurs en chimie de « mélange complexe » – et c’est ça qui fait leur charme, leur vibration. Aujourd’hui, pour peu qu’on cherche, et pour peu qu’on les paie surtout, on peut trouver des extraits de nouvelles matières premières, de nouvelles plantes, ou des extractions de plantes déjà connues, qui mettent en œuvre des techniques nouvelles et qui donnent des choses merveilleuses.

Vous vous servez beaucoup de ces innovations techniques ?
Un peu, oui. Je pense notamment à l’extraction au CO2 supercritique, qui marche très bien pour des épices. Le gingembre par exemple, qui a d’habitude ce côté savonneux, eh bien avec cette technique c’est comme si vous croquiez dans la racine du gingembre, pas du tout savonnette mais montant, pétillant, poivré, épicé, citronné. Cette technique ne fait pas intervenir de la chaleur, contrairement aux deux grandes techniques reines qui sont la distillation par entrainement à la vapeur d’eau, qui va donner les huiles essentielles et les essences, et l’extraction aux solvants volatils. Là, le CO2 est très froid, il va donc permettre d’extraire la fragrance de la plante sans l’altérer. Dans la plante, il y a des molécules thermolabiles, c’est à dire qui sont fragiles à la chaleur. En labo, j’ai fait pas mal de travaux grâce à la technique de l’headspace et on se rend compte qu’entre l’analyse du parfum pur de la plante vivante et l’extrait obtenu par distillation ou solvants volatils, il y a des différences fondamentales : certaines molécules qui n’existent pas dans la plante vont exister dans l’extrait, car il y a eu des transformations dues à la chaleur. Donc on n’a jamais exactement l’odeur de la plante. Alors qu’avec le CO2 supercritique, c’est merveilleux.

Et puis il y a d’autres techniques comme la technique de fractionnement : à partir d’un extrait de vétiver par exemple, on va retravailler cette essence globale pour n’en garder qu’une partie. On va obtenir un cœur de vétiver. Le vétiver a des côtés très fumés, moisis, terreux, très cave : on enlève tout ça pour ne garder que le cœur lumineux boisé du vétiver.

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© Fabrice Leseigneur

C’est ce que vous avez fait subir au lentisque de votre Corsica Fursiosa.
Oui. Dans Corsica Furiosa, l’essence de lentisque intervient en tête, l’absolue intervient en cœur jusqu’en fond, et il y a un extrait inédit qui intervient sur la fin du cœur et dans le fond. L’essence a ce côté montant, très fusant, très tige ; l’absolue garde un côté vert, mais évolue vers du foin, ce qui n’était pas trop mon propos, alors que cet extrait inédit a le côté vert-boisé du lentisque, comme on le sent dans le sous-maquis. C’était une innovation en termes d’extraction.

Rendue possible par le CO2 supercritique ?
Non. Autre chose, mais ce n’est pas moi qui l’ai réalisée, c’est la maison de matières premières qui propose des choses très pointues. Je ne connais pas tout le protocole. La fabrication de matières premières, c’est un autre métier, que j’ai un peu pratiqué il y a longtemps puisque j’avais monté avec un associé une unité d’extraction de plantes à parfum à Madagascar.

Mais vous avez eu mille vies !
J’ai en tous cas pas mal travaillé en brousse, un peu au Vietnam et beaucoup à Madagascar, qui est un endroit fantastique. La matière première est un très beau métier.

Avoir abordé le parfum sous beaucoup d’angles différents semble donner une vraie cohérence à votre démarche.
Tout le monde revendique des matières premières naturelles mais le sourcing est de plus en plus compliqué. La belle matière naturelle se raréfie, et on va avoir un problème. Ce qui est scandaleux, c’est que le métier de producteur de plantes à parfum est un métier très compliqué, un métier très difficile qui demande beaucoup de travail, d’investissement de temps, de prise de risques. Et ce sont eux, dans la chaine, qui sont les plus mal payés. Il serait intéressant qu’un jour, les grands groupes s’impliquent davantage pour les aider, parce qu’on ne peut pas exploiter ça indéfiniment. Ou alors ce sera la fin de la belle matière première.

Vous avez du mal à trouver vos matières ?
Bien sûr ! La graine d’ambrette, en ce moment sur le marché, il n’y en a plus. J’en cherche depuis des mois. Et vous pouvez appeler, vous exciter, il n’y en a plus. C’est aussi l’avantage d’une petite marque par rapport à une grande – il faut quand même qu’il y en ait – on a besoin de plus petites quantités, donc en termes de sourcing c’est beaucoup plus facile.

Mais la belle matière première naturelle n’est pas commerciale. Si vous voulez vendre beaucoup et à un large public, il faut pas faire trop segmentant, comme ils disent. Alors c’est un luxe, et un luxe qui se paie très cher, puisque tout ce que vous gagnez, vous le réinjectez. Donc vous faites une croix sur une vie où vous construisez un patrimoine, une retraite confortable et vous priez le ciel pour travailler jusqu’à la fin. Ca implique des choses qui ne sont pas juste sympatoches, mais moi, je ne considère la parfumerie que comme ça. C’est un choix de vie.

En vente à Paris chez Jovoy et Liquides. Liste des points de vente disponible ici

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© Fabrice Leseigneur

2 Commentaires

  1. Philippe Giorgi · · Réponse

    Vu à une conférence… Ou quand les narines ouvrent les portes de l’esprit.
    Merci et bravo 👏

    1. Merci Philippe!

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