L’odeur des noix d’Annick le Guérer

Annick le Guérer est chercheuse, philosophe et historienne de l’odorat et des parfums.


« Parmi les odeurs qui comptent le plus pour moi, il y a celle des noix. Quand j’étais enfant, mes parents avaient une maison à la campagne, près de Paris où nous habitions. Nous allions y passer les vacances, notamment l’été. Et il y avait des noyers dans le jardin. Lorsque les coques devenaient noires et que les noix tombaient, cela signait la fin des vacances et l’imminence de la rentrée des classes. Cette odeur des noix au sol, c’est pour moi celle d’une appréhension : retrouver bientôt le tumulte et l’empressement de la vie parisienne, les maîtres et les autres élèves, les devoirs… Elle joue un grand rôle dans ma mémoire olfactive parce qu’elle fait ressurgir ce lieu, qui est lié à une idée paradisiaque de mon enfance et de ma vie familiale. On était là-bas comme dans un petit cocon, au milieu d’une nature belle et paisible, à regarder les péniches glissant sur la Seine… Je m’y sentais protégée de la grande hostilité du monde, enveloppée par la présence de mes parents – oui, comme une noix dans sa coque. Aujourd’hui encore, je ne peux pas sentir les noix tombées sans que ces souvenirs affluent. À l’inverse, les lilas évoquent pour moi le printemps, les beaux jours, la fin de l’école et l’arrivée des vacances. Des promesses de plaisir. En fait, mon enfance a été scandée par l’odeur des lilas et celle des noix.


Ma mère disait toujours que petite, je sentais tout : les aliments que je m’apprêtais à manger, les manteaux des invités que j’allais renifler dans la penderie… J’étais très sensible aux odeurs et je me souviens particulièrement des parfums laissés par ma mère dans la salle de bains. Elle portait les chyprés en vogue dans les années 60-70, des parfums puissants avec beaucoup de sillage comme Miss Dior, Dioressence ou Diorama. Il y avait beaucoup de Dior chez nous, car mon second père – l’homme qui nous a élevés – dirigeait une société qui distribuait les parfums Dior et il en rapportait souvent à la maison. Cela a certainement forgé ma vocation. Quand je faisais mes études de philosophie et qu’on m’a demandé de choisir un sujet de DEA original, j’ai tout de suite pensé aux parfumeurs. Je suis allée faire une enquête auprès d’eux à Grasse – la première du genre – et c’est là que j’ai rencontré Pierre Bourdon et Jean-Claude Ellena, entre autres.

J’ai voulu montrer que l’odorat permettait bel et bien d’accéder à une connaissance du monde, une connaissance intuitive qui ne passe pas par la raison, mais qui est très fiable car elle nous met en rapport direct avec lui.


Par la suite, j’ai fait partie des premiers chercheurs à m’intéresser à l’odeur et au parfum. À l’époque ou je me suis inscrite en thèse, en 1981, il n’y avait que les travaux de Pierro Camporesi, un historien qui a notamment écrit sur la perception olfactive à la Renaissance dans son livre La Chair Impassible, où il explique que les hommes avaient alors le nez beaucoup plus exercé qu’aujourd’hui. Pendant que j’écrivais ma thèse, Alain Corbin a publié Le miasme et la jonquille, puis il y a eu quelques années après Le Parfum de Patrick Süskind, mais l’odorat demeurait un sujet largement tabou. Il était encore considéré comme un sens animal, inférieur, inapte à la connaissance et à l’art, et moi, je voulais lui redonner ses lettres de noblesse. Je voulais montrer que ces jugements étaient basés sur les préjugés des philosophes depuis l’Antiquité. Evidemment, il y a eu quelques exceptions, comme Nietzsche, Rousseau, Diderot et Condillac, mais de manière générale les philosophes – puis les psychanalystes – ont dénigré l’odorat ainsi que le parfum, jugé de manière très sévère, considéré comme un objet futile, de concupiscence. À l’inverse, j’ai voulu montrer que l’odorat permettait bel et bien d’accéder à une connaissance du monde, une connaissance intuitive qui ne passe pas par la raison, mais qui est très fiable car elle nous met en rapport direct avec lui. Aujourd’hui, on voit que les arts s’intéressent à l’odeur et au parfum : il y a des expositions, des pièces de théâtre, des installations, ou des sculptures qui intègrent les odeurs pour donner un supplément de connaissance au spectateur ou au visiteur. En parallèle, les odeurs donnent accès à des périodes révolues de l’histoire, un accès par l’émotion, pas uniquement une connaissance rationnelle. A cet égard, je trouve fantastique ce que propose l’encyclopédie Odeuropa, qui répertorie les odeurs de l’Europe du 16 ème au 20 ème siècle. Mais tout cela n’existait pas il y a 40 ans. Je dirais que le revirement a vraiment commencé en 1992, quand Richard Axel et Linda B. Buck ont obtenu conjointement le Prix Nobel pour leurs travaux sur les récepteurs olfactifs.


En 1988, j’ai soutenu ma thèse intitulée Le sang et l’encens, anthropologie de l’odeur et du parfum. J’y montrais que la parfum a été considéré comme un substitut du sang des dieux et des hommes, et que c’est grâce à cette symbolique de substance vitale, présente dans toutes les sociétés, que le parfum a été crédité de très grands pouvoirs, religieux, médicaux, magiques. C’est à partir de cette thèse que j’ai écrit Les pouvoirs de l’odeur (ed. Odile Jacob). »

Annick le Guérer vient de signer avec Bruno Fourn l’ouvrage Le Parfum et la Voix, une rencontre inattendue (ed. Odile Jacob).

Photos © Sarah Bouasse

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