L’odeur des livres de Ryoko Sekiguchi

Ryoko Sekiguchi est écrivain, traductrice et journaliste sur les cultures culinaires.

« Les odeurs que j’aime le plus sont certainement l’encre, le papier et la colle. Elles sont typiques de Kagurazaka, le quartier de Tokyo où j’ai grandi dans les années 1970 avec mes parents, mon frère et mes grands-parents maternels, et sont donc intimement liées au bonheur de mon enfance. Kagurazaka est le quartier des éditeurs – mon grand-père avait travaillé dans la maison d’édition fondée par son oncle – et il concentrait à l’époque une proportion importante d’imprimeurs et de relieurs, devant lesquels je passais lorsque j’accompagnais ma grand-mère faire des courses. Ces odeurs caractéristiques de la fabrication des livres se combinaient de plusieurs manières différentes : il y avait par exemple l’odeur d’encre et de papier frais, un peu humide, des imprimeries ; ou celle des écrivains et chercheurs que mon grand-père recevait parfois à la maison le soir : ils sentaient l’encre dont leurs mains étaient tâchées – et le saké qu’ils buvaient ensemble, bien sûr. Il y avait aussi l’odeur des librairies, où mon grand-père m’emmenait acheter des livres. Toujours les mêmes ingrédients, mais cuisinés différemment.

Longtemps, je n’ai pas considéré ces senteurs comme étant celles du papier, de l’encre ou de la colle. C’était simplement, pour l’enfant que j’étais, l’odeur du dehors. Jusqu’à ce que je remarque que cette odeur variait en fonction de l’activité des différentes fabriques. Par exemple, lorsque j’entendais les rotatives en action chez l’imprimeur – kchkchkch  kchkchkch  kchkchkch – ça sentait plus fort l’encre. Ce bruit et cette odeur sont totalement liés pour moi. Quant à la colle, c’est bien plus tard que je l’ai identifiée, par comparaison, lorsque j’ai eu en main des livres publiés à l’étranger et que j’ai remarqué que leur odeur était différente. Finalement, l’odeur des livres est comme un parfum dont j’ai mis du temps à distinguer les différents éléments qui le composent.

J’ai longtemps pensé que ma vocation d’écrivain tenait à mon éducation (…) mais je suis de plus en plus convaincue que l’odeur des livres elle-même m’a attachée, en quelque sorte, à ce milieu.

Un jour, mon père a été muté dans une autre ville et on a déménagé. Fini l’encre et le papier. C’était un quartier résidentiel fraîchement construit, où la plupart des familles se ressemblaient : des parents autour de la trentaine, un ou deux enfants en bas âge. Et de même, ça sentait partout pareil, le béton, donc pas grand-chose. Quel ennui ! Heureusement j’allais souvent chez mes grands-parents et je retrouvais avec joie ce quartier que je n’ai jamais pu totalement quitter, et où je continue aujourd’hui de prendre mes rendez-vous professionnels lorsque je rentre au Japon – ce qui est certes pratique, puisque ça reste le quartier des éditeurs, mais qui est surtout l’endroit où je me sens le mieux. Où flotte ce qui est pour moi l’odeur de Tokyo.

Cet environnement a sûrement joué dans ma vocation d’écrivain. J’ai longtemps pensé que celle-ci tenait à mon éducation, au fait que ma famille m’a donné goût à la lecture, mais je suis de plus en plus convaincue que l’odeur des livres elle-même m’a attachée, en quelque sorte, à ce milieu. J’ai retrouvé sur un cahier d’école la réponse que j’avais donnée, à l’âge de 10 ans, à la fameuse question du métier que je ferais plus tard. J’avais écrit : éditrice. Donc j’ai toujours voulu travailler autour des livres. Ce qui est drôle, c’est que mon petit frère a lui aussi choisi un métier en rapport avec cet univers : il est dans une société d’import-export de papier située dans Kagurazaka.

Si je dois à mon grand père mon éducation livresque, ce n’est pas tant dans le sens où il m’a appris à devenir une intellectuelle, mais plutôt qu’il m’a enseigné qu’un livre avant tout est un objet et que la seule pensée d’un écrivain ne suffit pas. Il faut la conviction d’un éditeur, le travail d’un maquettiste, d’un designer qui choisit un papier et la typo, d’un imprimeur, d’un relieur, et enfin d’un libraire, pour que cette pensée première parvienne à ses lecteurs. L’odeur d’un livre nous rappelle à cette réalité qu’il est un objet dont la fabrication requiert des dizaines de personnes, dévouées à ce qu’une pensée prenne corps et existe dans ce monde. J’aime comparer un livre à un enfant, or un enfant, on ne le fait pas tout seul !

Le livre ressemble aussi à un enfant dans le sens où son évolution est liée à « l’éducation » qu’il reçoit. Souvent, lorsqu’un livre sent trop, qu’il a cette odeur de moisi et de terre, c’est qu’il a qu’il a été mal conservé, qu’il a pris l’humidité, et que l’eau décompose l’encre et le papier. C’est l’odeur typique des livres qu’on a délaissés dans une maison de campagne, et même si on essaie de les faire sécher au soleil, l’odeur persiste parfois jusqu’à gêner la lecture, et il ne reste alors qu’à les jeter. À l’inverse, un livre « bien élevé » a été lu, relu, donc aéré, ce qui a fait partir l’odeur de l’encre fraiche pour laisser place à celle de l’objet bien propre. Quand un livre se porte bien, il laisse derrière lui son odeur initiale.

L’odeur d’un livre nous rappelle à cette réalité qu’il est un objet dont la fabrication requiert des dizaines de personnes, dévouées à ce qu’une pensée prenne corps et existe dans ce monde.

Chaque fois que je rentre au Japon, j’apporte à mon frère le ou les derniers livres que j’ai édités ici. Et lui ne lit pas le français. Alors il me remercie, il prend l’ouvrage entre ses mains, le feuillette, le touche, et me dit « ah, c’est un bon livre ! ». C’est amusant. Il reconnaît le papier, le grammage, observe la mise en page, la typo, tout ce qui peut faire un bon livre à ses yeux – et tout ce que beaucoup de gens dont ce n’est pas le métier ne voient pas, ou bien sans en avoir conscience, alors que cela contribue directement à leur expérience de lecture. Je me dis parfois lorsqu’on lit un livre, on aspire non seulement ses mots mais aussi son odeur. Qu’un bon lecteur est physiquement constitué, dans ses cellules, de l’odeur du papier et de l’encre.

Sortir un livre, heureusement, on ne s’y habitue pas. J’ai toujours le cœur qui palpite en découvrant le corps qu’a pris ma pensée. Je me souviens très bien du premier livre que j’ai publié. J’avais 19 ans. C’était un recueil de poèmes, qui contenait 10 feuillets format A2, pliés et reliés de telle sorte qu’ils prenaient la forme d’un livre. C’était un exploit pour le relieur qui m’a d’ailleurs gentiment grondée : il m’a dit que c’était la première et la dernière fois ! J’étais tellement excitée que j’ai dormi une nuit avec cet ouvrage à côté de moi. Et j’ai du décider, tacitement, que je le ferais avec tous les autres puisque c’est un rituel que je perpétue aujourd’hui encore, avec chacun de mes livres, jusqu’à celui de Mathilde Laurent dont j’ai très récemment signé la préface. C’est étrange, je ne sais pas pourquoi je fais ça, et je n’y avais jamais vraiment songé avant cette discussion ! C’est peut-être justement pour me détacher de ce qui maintenant existe indépendamment de moi et qui a une odeur non pas d’humain, mais de livre. Et aussi une sorte de prière pour lui souhaiter de faire bonne route, par lui-même ».

Photos © Sarah Bouasse

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