Interview : Christian Astuguevielle, directeur artistique des parfums Comme des Garçons, parle du beau, de liberté et de géométrie du goût

Prahi cimeteryDirecteur artistique des parfums Comme des Garçons depuis 1994, Christian Astuguevieille fait souffler un vent d’avant-garde sur les jus de la maison fondée par Rei Kawakubo. C’est à lui, cet homme qui préfère titiller nos aprioris plutôt que de les brosser dans le sens du poil, que l’on doit la collection de parfums hors-norme du label japonais, collection où les odeurs de pressing ou de goudron ont su trouver leur place aux côtés de celles d’une photocopieuse qui chauffe. Le parcours de Christian Astuguevieille – également artiste plasticien de talent – est guidé par une réelle vocation pédagogique : stimuler nos cinq sens et questionner nos perceptions pour ne jamais cesser de s’émerveiller. 

Depuis quand travaillez-vous dans le parfum ?
Je travaille dans la parfumerie depuis 1976-1977. J’ai commencé dans une très vieille maison de parfum qui s’appelle Molinard, et à l’époque un des actionnaires m’a confié de refaire la boutique qui se trouvait à l’angle de la rue Royale et de la rue du Faubourg Saint Honoré. Donc j’ai eu le loisir de retravailler un certain nombre de fragrances et leur packaging, afin de retrouver l’idée d’une parfumerie telle que Molinard aurait pu l’imaginer à la fin du 19ème siècle. J’y ai travaillé cinq ans, et puis il y a eu un décès dans la famille. Comme dans beaucoup de familles, décès veut dire héritage, héritage veut dire partage, en bref tout le monde voulait la boutique de Paris et personne ne l’a eue. C’est devenu une boutique Gucci.

Parallèlement à ça, je travaillais aussi beaucoup avec un monsieur sur la parfumerie de maison, les parfums d’intérieur. On n’a pas du tout pris l’orientation de la bougie, qui ne nous intéressait pas, mais on a travaillé sur un brûle-parfum électrique, comme c’était la tradition dans les années 20-30. On a réédité des objets pour diffuser du parfum. C’était une chose assez nouvelle à l’époque : Rigaud vendait des bougies parfumées, Diptyque commençait un travail bien précis. C’est là que Rochas m’a contacté, pour voir si je ne voudrais pas inventer une ligne de produits pour la maison pour eux, et j’ai répondu que j’étais très heureux chez Molinard. Je les ai rappelés après avoir quitté Molinard, et là ils m’ont dit: « On ne veut plus du tout faire de produits pour la maison, mais on a besoin de vous, venez ». Je suis donc rentré chez Rochas, où je suis resté onze ans, et après trois ans je suis devenu directeur artistique du parfum et des accessoires, ce qui a l’époque était assez nouveau. J’ai travaillé sur Byzance, sur une Eau de Rochas pour homme, et sur un parfum qui s’appelait Globe. Et puis évidemment, en tant que directeur artistique, je me suis aussi occupé du repackaging de Femme, de Madame, de tous les produits. Cette maison a été rachetée un grand nombre de fois par tout plein d’actionnaires qui n’avaient pas forcément grand chose à voir avec le parfum, jusqu’à ce que le groupe PUIG rachète Nina Ricci. Ils nous ont tous réunis, et tout le monde a été viré sauf moi. Je suis resté encore deux ans pour m’occuper des accessoires de Nina Ricci.

Comment avez-vous rencontré Rei Kawakubo ?
En 1992, je suis allé au Japon pour Rochas – toutes ces marques anciennes y avaient à l’époque des licences –  et au cours de mon voyage, j’ai demandé le contact de l’attachée de presse de Comme des Garçons. J’étais client de la maison à Paris et je trouvais que les adresses Japonaises où m’emmenaient les gens de Rochas étaient ennuyantes : j’avais envie de voir des choses plus modernes, plus actuelles. Je suis donc allé à la boutique, on m’a dirigé vers le bureau, et au bout de trois minutes Rei Kawakubo est passée. Ce n’était pas par hasard. Elle m’a dit bonjour, m’a dit qu’elle connaissait mon travail et ma galerie à Paris, qu’elle aimait beaucoup, et elle m’a demandé si je ne voulais pas faire des sculptures pour l’exposition de sa prochaine collection. On était en mai, et c’était pour une livraison à la mi-juillet ! Elle m’a donné une cassette de sa collection et m’a donné rendez-vous le lendemain. Je lui ai proposé un projet qui lui a beaucoup plu, une forêt imaginaire en bois et métal, le tout recouvert de corde peinte en noir. Après ça, elle m’a dit « Je sais que vous travaillez dans le parfum, est-ce qu’on peut en parler ? ». Et voilà. Elle avait à ce moment là l’intention de développer une ligne de parfums pour Comme des Garçons mais elle ne connaissait pas cet univers. Elle aimait sentir le parfum, mais pas forcément le porter. Bref, elle m’a proposé de m’en occuper.

1993: le premier parfum, Comme des Garçons

Le premier parfum, Comme des Garçons

Quand on est tombé d’accord, un premier principe a émergé très vite : on ne ferait jamais comme les autres. On a cherché une fragrance, j’ai fait travailler cinq laboratoires, on a travaillé parallèlement sur notre flacon iconique. En deux ans on a sorti notre premier parfum, qui est toujours d’actualité. C’était en 1993.

Ensuite j’ai eu envie de faire des propositions de séries, de sortir des nouveaux parfums, de partir sur une autre écriture de parfumerie. Depuis, si on regarde bien, beaucoup de marques font de séries. Les gens nous demandent « Pourquoi faites-vous autant de parfums ? ». Moi j’ai toujours pensé que, à partir du moment où notre métier d’origine est la mode, et que la mode implique un renouvellement total deux fois par an, eh bien si on veut s’inscrire dans le même métier, il faut avoir des sorties régulières pour garder ce rythme originel. Nous gardons tout, nous continuons de fabriquer toutes nos références, et les quelques parfums qui n’existent plus aujourd’hui vont réapparaitre en octobre parce qu’il s’agit de problèmes de flaconnage.

Au 16 place Vendôme, les bureaux de Comme des Garçons

Au 16 place Vendôme, les bureaux de Comme des Garçons

Vous me parlez de ce renouvellement propre à la mode que vous appliquez au parfum. Y’a-t-il d’autres terrains sur lesquels la mode et les parfums se rencontrent chez Comme des Garçons ?
Il y a effectivement des similitudes de rythme, mais il n’y a pas d’osmose. Nous sommes dans des recherches en proximité mais nous n’allons pas puiser dans les thèmes de la mode. Vous savez, le parfum, c’est une question d’époque, de moment, d’envie, donc je propose des envies. Il y a quelques années, j’ai dit que je voulais travailler autour de l’idée du synthétique, il y a eu adhésion et on a sorti une série très vite. Ce ne sont jamais des décisions par rapport à la concurrence. C’est l’air du temps. Il doit forcément y avoir adhésion de Rei Kawakubo, puisqu’elle est la directrice artistique de la maison : je lui présente mes projets, parfois elle n’aime pas du tout, parfois elle aime tout de suite. Je travaille toujours sur sept ou huit pistes à la fois, pour avoir toujours des propositions à faire.
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Il y a quelques années j’ai proposé le concept d’anti-parfum, avec Odeur 53, qui a été très différent dans la parfumerie à l’époque, et qui depuis a été bien copié. Pour celui-là, je lui avais simplement dit que je voulais faire un anti-parfum. Elle m’a juste dit « allez-y ». Et quand on prend le choix de sortir la ligne ou la série, on est que trois à décider. Il n’y a pas de tests ni quoi que ce soit. Autrement, nos parfums ne sortiraient jamais… Ils auraient été jetés parce qu’ils n’auraient pas passé le sixième test consommateur. Ce qu’on fait, nous, est différent. Beaucoup de gens pensent qu’on fait un travail de parfumerie de niche, un mot que je trouve maintenant galvaudé. Moi je dirais plutôt qu’on fait une parfumerie expérimentale, pleine d’essais, guidée par un mot important pour la maison et pour moi : la liberté.

Quelles sont les choses qui vous inspirent ?
Ca peut être des envies de Rei Kawakubo, des mots, des événements, des rencontres…  Comme nous faisons une parfumerie différente, les parfumeurs sont généralement très contents de travailler avec nous : pour eux, c’est un peu la récré. Tenez, par exemple, à une époque, je suis rentré d’un voyage, et j’ai dit que je voulais un parfum. Un cèdre, mais un cèdre d’un arbre qu’on vient de couper, avec la tronçonneuse très chaude qui a légèrement fait caraméliser le bois. Je voudrais donc l’odeur du cèdre et du caramel, et en même temps du métal de la tronçonneuse. Alors là, évidemment, tout le monde a rigolé, mais tout le monde s’est mis au travail et on l’a fait. On ne l’a pas encore sorti, mais il est dans notre petit capital de parfums. Et beaucoup d’idées de parfums naissent comme ça : par des mots, une lecture, une odeur… 

Et c’est là où vous vous distinguez beaucoup des autres maisons : les odeurs qui vous inspirent, loin d’être toujours issues de la nature, peuvent être des plus banales, des moins attrayantes, et en tous cas des plus éloignées de la parfumerie traditionnelle…

La série 6 Synthetics: Dry Clean, Garage, Skaï, Soda, Tar

La série 6 Synthetics: Dry Clean, Garage, Skaï, Soda, Tar

C’est clair qu’on s’accapare des choses pas banales. Quand on a fait Dry Clean (un parfum de la série 6 Synthétic, qui reproduit l’odeur du linge fraîchement sorti du pressing), on n’est certainement pas partis sur l’idée d’une fleur magnifique. Mais on a aussi su faire Champaca, on a su faire une très belle rose, un œillet… On a des titres tout à fait classiques, mais travaillés et réinterprétés avec notre écriture, et cette idée assez fréquente de travailler le parfum d’une façon pas « trop belle ». En général on casse. Si c’est trop beau, trop bien, il faut donner un coup de scie dedans, faire une fulgurance d’une autre matière qui n’a rien à voir avec l’affaire, essayer de surprendre. C’est ça qui m’intéresse. Un parfum a souvent beaucoup de facettes, mais il doit y avoir une cassure. Le défaut est une qualité. C’est là que les gens se disent « ce type est quand même bizarre ». Mais pour moi, il ne faut jamais être trop beau. Trop beau, c’est inquiétant.

Comment travaillez-vous avec les parfumeurs ?
Avec les parfumeurs, j’aime l’idée de vraiment partager et de ne pas rentrer dans un vocabulaire technique. Moi, je ne parle que par comparaison de choses. C’est à dire que je vais dire « ah, ceci me fait penser à ça ». Je parle par associations d’ides, pas avec des noms de molécules. Parce que je suis là pour les oxygéner, pour les emmener ailleurs, leur faire découvrir notre univers. Et si on est trop technique, on n’y arrive pas. C’est une méthode que j’utilise avec tous les parfumeurs et qui, j’ai l’impression, leur plait.

C’est vrai que vous n’avez pas de formation technique au parfum. Comment arrivez-vous à naviguer dans cet univers ?
Déjà, disons que je sens bien, ou pas trop mal. Je sais tout de suite déceler ce qui ne va pas dans un parfum, tout en faisant abstraction de mes goûts personnels. C’est aussi l’expérience : beaucoup d’années, beaucoup de parfums, beaucoup d’essais. Et puis c’est une culture parfum, c’est aller sentir des choses magnifiques à l’Osmothèque, voir ce que les gens faisaient en 1910, 20, 30 ; tenter de comprendre la modernité de l’époque. Car finalement, nous avons peut-être une certaine modernité, mais je pense que des gens comme Paul Poiret, Coty, ont fait des choses extrêmement modernes. D’ailleurs, d’autres y ont fréquemment trouvé une bonne source d’inspiration. Et puis enfin, c’est une passion. Briefer des parfumeurs, sortir des produits qui correspondent bien à l’univers de Comme des Garçons, c’est un challenge qui me plait beaucoup. C’est comme ça, une affaire de plaisir.

Comment s’exprime la modernité de vos parfums aujourd’hui ?
Je vais répondre par une petite pirouette. Déjà, la modernité, c’est peut-être de ne pas tester le parfum. Car je pense que tous ces gens qui sont dans des organisations trèèès importantes, avec beaucoup d’enjeux financiers, vont forcément tester. Et ce test va être comme un rabot, comme une lime, comme un outil qui décapite les choses. Toutes les grandes aspérités, toutes ces choses tout à fait différentes que nous avons la chance de donner à nos clients, eh bien eux ne l’auront pas. Sur les soixante parfums que nous avons, je pense qu’avec les tests, aucun n’existerait. Sauf peut-être le vétiver. Donc déjà, pour moi, la modernité, c’est de ne pas tester.
Mais c’est aussi la liberté, cette liberté de choisir les matières, les parfumeurs, sans essayer de faire comme les autres. On n’a pas peur du pas joli, bien au contraire. Quand je travaillais dans les maisons, souvent on faisait un parfum pour une jeune femme de 35 ans, très belle, qui avait deux enfants magnifiques, un garçon et une fille, une petite voiture de sport entièrement gainée de cuir, le sac à main qu’il faut, le mari qui va avec, extraordinaire, intelligent, drôle, polyglotte ; et quand on avait fini le brief je disais : « moi, il n’y a qu’une chose qui m’intéresse : je veux les rencontrer, ces gens là ! ». Ce n’est pas ça, la vie. Un jour, chez Comme des Garçons, on s’est dit que l’encens était un magnifique véhicule religieux, très symbolique partout dans le monde, alors on en a collecté aux quatre coins de la planète pour les emmener chez le parfumeur et y réfléchir. On a sorti cinq encens, et les gens étaient envoutés. Mais ce qu’on a fait, c’est simplement qu’on s’est servis de l’Histoire humaine ! On a tous, à un moment donné, dans toutes les religions, un souvenir associé à l’encens. Et puis après ça, on est passé de la magnifique église orthodoxe à l’odeur d’un pressing, sans aucun problème. Quand on crée, on ne pense pas à quelqu’un. On pense à faire une fragrance.

Y’a-t-il des grands classiques  qui vous plaisent ?
Il y a un problème avec les grands classiques : en général, ils sont toujours quelqu’un. C’est toujours le parfum de Mamie, le parfum de tante Agathe. Je ne peux pas me dégager de cette émotion. Il y a bien sûr des titres exceptionnels, mais aucun ne m’a donné envie. Il y a un parfum magnifique de Molinard, créé vers 1925 : Habanita, dans sa version d’origine. Ca aussi c’est un parfum de légende, très beau, qu’on peut rapprocher d’un Fracas de Piguet, avec une tubéreuse ravageuse, c’était des parfums moins raisonnables, pour des femmes audacieuses ! Car la femme qui a porté Shalimar ou Vol de Nuit, c’était plus convenu… Un autre que j’adore, c’est Femme de Rochas. J’aime aussi beaucoup Vent Vert de Balmain qui était le plus beau vert. Une magnifique fulgurance de vert.

Quand avez-vous commencé à vous intéresser aux odeurs ?
Je m’y intéresse depuis toujours car je suis pédagogue de formation. J’ai donc beaucoup travaillé sur le sensoriel : le toucher, le goût, l’odorat… J’ai fait des parcours tactiles et olfactifs à l’Atelier des Enfants de Beaubourg et j’ai fait aussi, il y a une dizaine d’années, un travail de correspondances entre des tableaux et des parfums pour le musée de la Piscine à Roubaix. Nous avons travaillé avec des parfumeurs sur différents tableaux choisis par le conservateur, par exemple La Mort de Marat. Avec le parfumeur, on travaillé sur l’odeur métallique du sang et on s’est concentrés là dessus. Ce ne sont absolument pas des parfums à porter, on les met sur des mouillettes et on les donne aux visiteurs. Devant le sang de Marat, avec leur mouillette sous le nez, ils sont ébahis ! Mais on a aussi fait des fleurs d’eau magnifiques pour d’autres tableaux, on a fait une culture de camélias pour La petite Châtelaine de Camille Claudel…

Marat assassiné, David, vers 1794

Marat assassiné, David, vers 1794

Ce qui nous intéresse, c’est de créer des liens entre deux espaces de notre cerveau qui travaillent en continu. A partir du moment où on fait regarder quelque chose à notre cerveau en lui faisant sentir autre chose, il va avoir une mémorisation qui n’a rien à voir et qui va nous amener à une connaissance différente. On va le posséder, ça va rester. A chaque instant nous sentons, à chaque instant nous voyons. Mais on ne fait pas attention. Donc cette sorte d’arrêt sensoriel est très important pour la mémorisation et c’est ce qui nous intéresse. On l’a vérifié avec le jeune public, mais aussi des gens de tous âges, ils sont très enthousiastes. C’est sur visite guidée et c’est toujours complet.

Pour ce même musée, qui était avant une piscine, j’ai aussi réinventé cette odeur particulière qu’ont les piscines. Et on a fait un enregistrement d’une eau de piscine pour que toutes les demi-heures, pendant quinze secondes, on rediffuse le bruit que cette piscine a eu pendant 75 ans d’existence, avec les cris d’enfants, les éclaboussures, les maitres-nageurs… ces bruits qu’on connaît tous. Du coup, les gens qui visitent ce musée pour la première fois s’étonnent, ils cherchent d’ou ça vient. On provoque avec le sensoriel. Et j’ai aussi beaucoup travaillé sur la géométrie du gout.

La géométrie du goût ?
Oui. Disons que je vous mets un petit masque de voyage sur les yeux, que je vous donne une pastille très fine, rectangulaire, qui est à l’anis, et que je vous demande de m’en décrire le goût. Vous allez me décrire quelque chose, qui n’est pas forcément l’anis, car tout ça est aussi culturel, n’est-ce pas. Ensuite j’ai la même chose, la même préparation, mais sous forme de boule. Je vous la donne, toujours les yeux fermés, et je vous dis « alors ? ». Il y a 90 chances sur 100 que vous me racontiez une toute autre histoire et que vous ayez une impression différente. Et des gens qui ont compris ça il y a très longtemps, ce sont les Italiens avec les pâtes. Car les pâtes, c’est la définition exacte de la géométrie du goût. Les spaghetti, les penne… OK, on peut faire des sauces, mais quand vous l’avez seul dans la bouche avec la même huile d’olive, la même petite feuille de sauge, et que vous dégustez les yeux fermés, vous allez pouvoir me raconter des choses très différentes à chaque fois. C’est ça, la géométrie du goût.

Le renouvellement du goût par la forme…
Oui, par la forme, par le volume. Ce n’est pas complètement ancré dans la tradition occidentale, mais plutôt dans la culture Japonaise, asiatique… En Asie, notre palette de goûts est beaucoup plus grande. C’est très intéressant, il y a le goût, l’arrière-goût, et puis il y a la coupe : comment on va couper ce poisson, est-ce qu’on va faire une tranche de jambon fine ou épaisse…

En fait, vous avez toute votre vie travaillé sur les cinq sens, d’une façon ou d’une autre…
Oui. Ca m’a toujours intéressé. Lorsque j’étais jeune, j’allais en vacances à Grimaud, ce petit village Moyenâgeux du Var, et le voisin de mes parents avait un cabanon. On partait avec lui et il me faisait une promenade sensorielle. C’est à dire qu’on se promenait et qu’il s’arrêtait pour me dire : « là c’est tel oiseau qui chante », « là c’est tel autre », il nous faisait caresser les feuilles des arbres, il nous disait les mots « rugueux », « lisse »… Ensuite on arrivait au cabanon, il sortait un énorme seau d’eau glacée du puits, il nous faisait goûter des amandes et des figues, c’était absolument magnifique, et hop un nouvel oiseau, et tiens regarde ce nuage, apprends à voir, comprends pourquoi cet arbre est malade. Ce monsieur partageait avec moi quelque chose que tout le monde possédait. Mais comme la société et la vie ont fait que nous sommes pour beaucoup venus en ville, nous avons perdu ça. Mais en quelques années on redevient tous comme ça. Et ce sensoriel qui était omniprésent avant façonnait des gens différents, des gens plus philosophes. Il y avait la nature, les saisons… Tout ça, en ville, ce n’est pas notre grand truc.

Il y a un travail d’éducation passionnant à faire là-dessus.
Oui, et j’ai travaillé longtemps avec des groupes d’enfants sur ce que j’appelle « Le complexe de Robinson Crusoë ». Je leur expliquais que nous étions à un endroit déterminé, sur telle île déserte, à tel endroit, avec tel climat. Je leur disais qu’on allait y trouver telles feuilles, y sentir telle odeur, y goûter tels fruits exotiques. On donnait ces éléments aux enfants et on leur disait « Maintenant, tu nous racontes comment c’est. Et tu nous racontes comment tu vas te faire un habitat ». Une fois que c’était fait, on leur demandait d’inventer un langage. C’est arbitraire, le langage. Alors on leur demandait d’oublier. On leur disait « Maintenant, pour communiquer, vous n’avez que des plumes de couleur ». Et ces petites plumes, on leur attribuait un vocabulaire. Une plume jaune et longue à côté d’une orange plus courte, ça veut dire ça. Toc. On travaille, on mémorise, et à la séance suivante on fait une petite répèt’. On divise la classe en deux avec des bandes de papier, les uns mettent leurs plumes comme ils veulent, et l’autre partie de la classe doit comprendre le message. Et ça marche admirablement bien. Simplement l’enseignant, lui, il commence à être énervé parce que le reste de la semaine, il a une bande de dingues qui a des plumes sur la tête, qui joue avec des bandes de papier et qui se raconte des choses qui n’ont rien à voir avec le sujet de la leçon. C’est un des inconvénients, je le reconnais !

Beaucoup plus tard, lorsque je suis allé à Bornéo, un monsieur m’a expliqué que comme l’île est très escarpée, très vallonnée et que beaucoup de langues différentes s’y côtoient, les chasseurs partaient avec un panier dans lequel ils mettaient des pétales de fleurs de différentes couleurs. Et ces gens faisaient ce que j’ai fait beaucoup plus tard à Beaubourg, sans le savoir, c’est à dire qu’il faisaient de la juxtaposition de couleurs, suivant les formes, pour communiquer entre eux.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette déconstruction du langage ?
Ce qui m’a toujours intéressé, c’est d’amener à la réflexion. Restructurer son langage, réapprendre à écrire, c’est fondamental dans une éducation. Parce que c’est vrai que c’est arbitraire, notre langage. A chaque génération, nous pourrions tout remettre en question. Chose qui n’est pas possible, certes, mais nous pourrions y réfléchir, et pendant un petit moment de notre enfance, recréer ça. Parce que ça nous donne une nouvelle dimension : on va réaccepter le langage autrement, le comprendre autrement. 

3 Commentaires

  1. Passionnante interview de cette si fameuse et si intriguante marque qu’est Comme des Graçons.
    Monsieur Austuguevieille exprime à merveille l’idée selon laquelle une odeur ou un parfum peut nous amener à modifier notre regard et nous enrichir sur le plan intellectuel ! On est loin des considérations ultra-galvaudées de séduction et de bienscéance. On respire et ça fait du bien ! La parfumerie aurait bien besoin de plus de gens comme ça !

  2. Vraiment intéressant ! Je n’ai plus qu’à me glisser chez Comme des Garçons pour rencontrer ce Monsieur que je trouve très inspirant !

    1. Merci Clara! Christian Astuguevieille est vraiment un personnage fascinant et son discours m’a moi aussi beaucoup inspirée…

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